Le ballon tournoie dans les airs un instant avant de venir me frapper en plein visage. J'aurais pu l'éviter si il n'avait pas été aussi rapide, si l'autre tête de gland ne l'avait pas lancé aussi fort. J'entends mon nez craquer, je fais un pas en arrière, mon corps vacille, un deuxième pas. Cette fois, mon pied ne rencontre que le vide et ma bouche s'ouvre pour lâcher un cri horrifié, rejoignant ceux de mon frère, qui tend désespérément un bras vers moi, et de mes amis. Mon regard croise le sien,
Hwannie. L'autre moitié de mon âme. Mon autre moi. Mon frère. Un court instant, c'est tout ce que j'ai. Je sais que je vais mourir, je sais que je vais m'écraser des centaines de mètres plus bas, au milieu de la mine de granit, sous les yeux de mon frère, de mon père peut-être. Je sais que mon crâne éclatera comme une noix et que l'intégralité de mes os seront broyés. Pourtant, je ne pense pas à moi, à ma vie perdue, à mes années envolées, à tout ce que j'aurais pu faire ou dire de mieux. Je ne peux penser qu'à lui. Je voudrais lui crier de vivre pour nous deux, comme dans les films, mais dans la réalité, on n'a pas le temps. On n'a le temps de rien faire pendant cette fraction de seconde qui semble s'étendre à l'infini, celle où on accepte la fin. Notre fin. La peur me tiraille les organes tandis que je chute en contrebas et contrairement à l'instant d'avant, j'ai l'impression que tout va trop vite, que l'impact arrive en avance. J'ai le temps de sentir quelque chose comme l'intégralité de mes os se briser avant de m'évanouir.
J'ouvre les yeux sous des néons blanc criard, avec du bruit partout autour de moi, sur ma peau aussi, chaque parcelle de mon corps me faisant souffrir mille morts.
Je suis mort.
La seringue, la seringue, le laissez pas se réveiller bon sang ! Et puis, plus rien. Plus rien avant sa main dans la mienne, sa chaleur contre ma paume endolorie. Même mon cerveau est endolori, comme si c'était un bol de gelé plutôt qu'une partie de moi. Je serre sa main doucement et des cris fusent, partout.
Appelez le médecin. Non. J'ai pas envie. Je veux juste qu'il reste là. Et il le sait, parce qu'il s'échappe pas lui.
S'ensuit des batteries d'examens, des explications à rallonges, de la douleur à foison, les regards désespérés de ma famille, les excuses de mon frère. J'en veux pas de ses excuses. Je veux pas qu'il s'excuse. J'veux plus y penser.
Après 36 jours de coma, ouvrir les yeux a été une véritable épreuve. Voir le visage émacié de mon frère m'a brisé le coeur. J'ai passé les semaines suivantes à le forcer à manger en douce une partie des repas qu'on m'amenait, il l'a fait pour me faire plaisir. Je l'ai fait rire, je voulais qu'il oublie lui aussi. Mais au fur et à mesure que mes plâtres tombaient, qu'on me retirait les cathéters et autre sondes du corps, je me rendais compte que je n'étais plus moi-même. Bouger le moindre muscle me faisait un mal de chien. Lorsqu'on m'effleurait j'avais mal. Et pourtant, je savais pour quoi je me battais. Pour ces yeux accablés, pour ce sourire timide, pour l'ombre de mon frère que je voulais voir rayonner encore une fois, rien qu'une.
J'ai de nombreux souvenirs de mon frère et moi en train de rire. Toutes les fois où on courait au lac pour se jeter dans l'eau boueuse avec délectation. Toute les fois où je lui avait jeté quelque chose pour rire ou parce que j'étais outré de ce qu'il venait de dire. Minnie avait le plus beau rire du monde, le genre qu'on a envie d'entendre tout le temps, même le rire des filles m'a jamais plu à ce point. On était souvent obligés de jouer les vampires lorsque le soleil tapait trop sous peine de finir réduits en cendres sur nos terres arides, mais on trouvait toujours de quoi s'occuper, même dans notre chambre. Du plus loin que je me souvienne, je n'ai jamais quitté mon frère. Il a hérité de la beauté solaire de maman, Minnie, et je l'ai toujours un peu envié pour ça. Et puis pour son assurance aussi, sa force. C'est derrière lui que je me serait abrité si j'avais vu un ouragan me foncer droit dessus, parce qu'il avait une telle force de caractère que rien ni personne n'aurait pu aller contre sa volonté. Rien, sauf un ballon.
J'ai fait deux ans et demi de rééducation. Entre ça et les soins intensifs dont j'avais eu besoin, ma famille n'avait clairement pas les moyens de me soigner. Alors mes parents se sont saignés à la tâche, mon père a fait des heures en plus, ma mère a prit deux autres jobs. Et puis mon frère aussi s'est mis à travailler, allant jusqu'à sécher le lycée pour aller grapiller quelques pièces. Je savais que j'étais un fardeaux et je ne pouvais rien y faire. C'était ça ou rester coincé en position horizontale pour le reste de ma vie. Il fallait que je remarche, que je cours, que je puisse faire tout ce que je faisais avant ou presque. La chute m'avait brisé, mais elle avait surtout détruit mon frère. Y avait plus que mes éclats de rire qui pouvaient me rendre les siens. Et pourtant, le voir me faisait mal, ça me rappelait sans cesse que notre relation s'était brisée dans le puit de la mine, elle aussi. J'avais cessé de tout lui dire, et j'étais persuadé qu'il était incapable de me comprendre pleinement maintenant. Je lisais parfois l'incompréhension dans son regard lorsqu'il me demandais un truc et que je restais désespérément muet. Je ne lui en voulais pas, mais je ne pouvais plus lui dire ce que j'avais sur le coeur, les mots ne voulaient plus sortir.
« Retourne ouvrir des conserves, j'suis occupé là. » Je continue de manger, sans le regarder. Je jette un regard en coin à mes amis qui suivent l'échange avec un intérêt non dissimulé.
Casse toi Hwannie. T'as pas ta place ici, bordel. J'esquisse un sourire moqueur pour la galerie.
« J'ouvre pas de conserves... » Je souffle en entendant sa voix douce. La comédie de ma vie.
« Qui s'en fout de ce qu'il fait dans sa putain d'usine ? Levez la main. » Je lève la main en même temps que mes amis en finissant enfin par relever le regard vers mon frère.
« Tu peux dégager maintenant qu'on a bien statué qu'on s'en foutait où tu vas polluer notre air encore longtemps, petit frère ? » Les ricanements de mes amis m'emplissent de fierté sans que je sache pourquoi alors que ce que je fais à mon frère ne m'emplit de rien du tout. Ca fait quatre ans que je traite tout le monde comme ça, j'ai fini par m'habituer à la culpabilité. Je repousse mon bol vide et adresse un sourire niais à mes potes.
« Bon, c'est l'heure de la natation synchronisée, j'sais pas vous mais moi j'vais mater les nanas. » Et tout le monde me suit, bien entendu. J'accorde même pas un regard à la prunelle de mes yeux avant de sortir. Je me ferais pardonner. Plus tard.
Je claque la porte en oubliant un seconde que je suis chez moi et plus à la fac. Que je peux faire tomber le manteau de l'idiot populaire. Que je peux me comporter normalement. Je soupire et passe devant la cuisine sans même dire bonjour à ma mère. Je me rue vers la chambre où la lumière ne filtre pas avant que je n'ouvre la porte. Je me jette sur le lit et j'attrape mon frère pour le serrer contre moi. Il dit rien Hwannie, je le réveille pourtant. On reste sans rien dire pendant un moment, je veux juste apprécier sa présence un peu. Il me manque au fond. Ma vie d'avant me manque. J'ai l'impression d'avoir sombré dans un puit sans fond où je peux m'enfoncer, toujours plus.
« Je t'ai déjà dit de pas venir à l'université... » Cette fois, c'est ma voix qui est douce, timide. J'aimerais qu'il comprenne. Il peut pas.